La lutte contre la pauvreté: sur la voie de l’anti-modernité?

La pauvreté est une réalité. Des centaines de millions de personnes dans le monde souffrent d’un manque de revenu, de la faim, de maladies parfaitement curables, de manque de logement décent, de systèmes d’éducation défaillants… Au début du XXIème siècle, nos richesses abondantes et nos capacités technologiques sophistiquées sont en mesure d’éradiquer la pauvreté d’un coup. Pourtant, nous ne le faisons pas. Pourquoi ?

Il n’est pas facile de trouver une réponse à cette question. Quasiment tous les gouvernements en Europe ont un ministre ou un secrétaire d’Etat responsable de la lutte contre la pauvreté ou de l´égalité des chances ou de la solidarité. Au niveau européen, et même si l’Union européenne n’a pas de vraies compétences sociales, des documents politiques[1] recommandent de faire diminuer la pauvreté, tandis que la Commission européenne coordonne les politiques d’’inclusion sociale’ des Etats-Membres[2]. Au niveau mondial, la Banque mondiale a mis la pauvreté à l’ordre du jour international dès 1990 et depuis 1995 la lutte contre la pauvreté est la priorité de la coopération au développement. Les Objectifs du Développement Durable, adoptés en septembre 2015 mentionnent toujours l’objectif de l’élimination de la pauvreté comme objectif général.

Il est vrai que selon les chiffres officiels, la pauvreté extrême dans le monde aurait diminué fortement entre 1990 et 2015 : les dernières statistiques parlent de 10,7 % de la population mondiale en 2013 vivant dans une situation de pauvreté extrême, contre 35 % en 1990.[3] Quand bien même il y a des arguments pour émettre certains doutes à propos de ces chiffres, et que la majeure partie de cette diminution a été réalisé en Chine et en Inde, il me semble évident qu’effectivement la pauvreté extrême a fortement diminué. Malheureusement, la Banque mondiale n’a plus de statistiques sur la pauvreté – initialement estimée à partir d’un seuil qui était le double de celui de la pauvreté extrême – mais il est fort probable que la grande majorité des gens qui ont réussi à s’échapper de la pauvreté extrême, n’ont, par contre, pas pu accéder à la catégorie des classes moyennes ou, en d’autres mots, n’y ont pas échappé durablement y risquent de retomber dans la pauvreté extrême dès le moindre contretemps.

Quant à l’Europe, la pauvreté y a fortement augmenté à partir de la crise de 2008 et les programmes d’austérité, et elle ne diminue que très très lentement. Près d’un quart de la population de l’Union européenne vit avec un ´risque de pauvreté’.[4]

Une des raisons de cette situation lamentable est sans aucun doute à chercher dans l’évolution des inégalités dans le monde. Celles-ci ont fortement augmenté, plus particulièrement au sein des pays, et ici également, si, au niveau mondial les inégalités des revenus ont diminué, c’est grâce à la Chine (pays au sein duquel elles ont fortement augmenté…). Sans prendre en compte la Chine, les inégalités des revenus au niveau mondial ont augmentés et le Gini mondial se situe au-delà de 0,70…[5]

Quoi qu’il en soit, ce ne sont pas ces chiffres qui doivent nous préoccuper en premier lieu. Il n’a jamais été démontré que l’existence de statistiques sur la pauvreté aide à mieux la combattre, tout au plus aident-elles à améliorer la prise de conscience de l’existence d’un problème. Nous y reviendrons.

La question qui doit nous préoccuper en première instance est celle de savoir pourquoi, en Europe et dans le monde, la pauvreté n’a toujours pas été éradiquée malgré les multiples déclarations politiques en sa faveur et malgré l’accumulation énorme des richesses.

Pour essayer de trouver quelques éléments de réponse, je propose de regarder tout d’abord l’état de la recherche et ensuite la dimension idéologique des politiques qui rendent impossible l’éradication de la pauvreté. Je terminerai avec quelques réflexions sur le nouveau paradigme social et les risques de politiques et de pratiques anti-modernes.

La recherche sur la pauvreté

Aucune recherche ne peut durablement progresser si on n’a pas de définition claire et univoque du phénomène à étudier.

Or, voilà déjà un premier problème. La pauvreté est étudiée par des économistes, des sociologues, des anthropologues, des psychologues, des historiens… et j’en passe, chacun travaillant avec ses propres définitions et … partis-pris. Il n’existe pas de cadre théorique uniforme et chacun y va de sa méthodologie et de ses références propres.

Il n’y a pas seulement des différences au niveau de la quantification – donnée absolue ou donnée relative, pour ne donner qu’un seul exemple – mais aussi au niveau de la conceptualisation elle-même. La pauvreté est-elle une question de revenu ou est-elle ´multidimensionnelle’ ? Faut-il l’étudier au niveau des individus, des ménages ou de la société dans son ensemble ? En fait, en y réfléchissant, on voit facilement que chaque définition comprend déjà des éléments de la réponse à y donner.

‘Par ailleurs plusieurs études historiques sur la pauvreté en Europe démontrent qu’en fait, à travers l’histoire, le manque de rigueur de pensée et de vision univoque est caractéristique de la réflexion sur la pauvreté et les pauvres. Du moyen-âge à l’ère industrielle, les pauvres ont à la fois été exaltés et conspués, associés à la vertu et au crime, assistés et enfermés, victimes et coupables. Ils ont incarné l’espoir et ont été stigmatisés comme classe dangereuse. Dans les écrits plus récents, les causes de la pauvreté sont confondues avec ses symptômes, les analyses économiques et sociales n’ont pas fait disparaître les explications individuelles et culturelles, Et comme par le passé, la charité rivalise avec la politique.’[6]

Actuellement, il existe un consensus quasi-mondial pour dire que la pauvreté est un problème ‘multidimensionnel’. Cette définition indique que la pauvreté n’est pas ou n’est pas exclusivement un problème de revenu mais est inextricablement liée à des problèmes tels que la faim, le manque de soins de santé, d’éducation et de formation, d’accès à un logement décent, d’autonomie, etc. A partir de 2000, la Banque mondiale est passé à des définitions plus subjectives : la pauvreté serait un problème de vulnérabilité, de manque de ‘voix’ et d’’empowerment’, plus tard elle sera même psychologisée et présentée comme une ‘taxe cognitive’ due aux limitations cognitives auxquelles sont confrontées les personnes vivant dans la pauvreté.[7]

Or, non seulement ces différentes ‘dimensions’ de la pauvreté sont extrêmement difficiles à quantifier, elles sont également et très clairement plutôt des conséquences d’un manque de revenu dans une économie de marché où les ressources monétaires déterminent la possibilité des individus d’avoir accès aux biens indiqués et de vivre dignement ou non dans une société. Et ces conséquences de la pauvreté monétaire peuvent devenir à leur tour des causes de la pauvreté.

Un problème similaire se pose à propos de l’association faite entre la pauvreté et certains groupes sociaux, tels que les peuples indigènes, les femmes et aujourd’hui, de plus en plus, les enfants.

Or, il est difficile de dire que les peuples indigènes auraient, en Amérique latine, en Inde ou ailleurs, des caractéristiques typiques qui les prédestineraient à une vie dans la pauvreté. Quant aux femmes, s’il y a des statistiques sur les discriminations multiples et universelles dont elles sont les victimes, il n’existe aucune statistique sur leur pauvreté monétaire, celle-ci étant mesurée au niveau des ménages. Pour les enfants, peut-on s’imaginer des familles non-pauvres dans lesquelles les enfants seraient pauvres ?

En d’autres mots, à chaque fois, et même si les statistiques sont faites à l’aide des données sur les revenus et la consommation, la pauvreté nous est présentée comme étant un problème qui n´a rien à voir avec les ressources monétaires des pauvres. Dans sa remarquable recherche participative sur la pauvreté de 2000[8], la Banque mondiale présente ses résultats sur le vécu des pauvres dans des dizaines de pays du Tiers-monde – concernant les honoraires liés aux soins de santé, les prix des produits agricoles, les tarifs de l’eau ou de l’électricité… -, pour arriver à la conclusion plus que surprenante que ‘les pauvres ne parlent pas de leurs revenus’.

Ce brouillage sémantique serait-il le fruit du hasard ? Serait-il possible que nous sachions tous ce qu’est la pauvreté, sauf les chercheurs qui l’étudient ? Connaît-on une autre discipline académique où on inclut dans la définition du phénomène que l’on veut étudier, ses causes et ses conséquences ? Paugam aurait-il raison de dire que la pauvreté est une ‘prénotion’ dans le sens de Durkheim, une évidence non évidente que les scientifiques ont à clarifier ?[9] Et pourquoi ne le font-ils pas ou pas suffisamment ?

Bien entendu, définir la pauvreté comme un manque de revenu, sans plus, ne peut que mener à une recherche de solutions en termes de… revenus. Ou en d’autres mots, comme les définitions sont toujours normatives, le risque est plus que réel que le brouillage sémantique est voulu pour échapper à la solution la plus directe pour éradiquer la pauvreté, à savoir une redistribution des ressources monétaires pour augmenter les revenus des pauvres jusqu’au seuil de pauvreté. Mais voilà une solution qui n’entre pas dans les objectifs politiques de nos responsables, ni au niveau local, ni au niveau national, ni au niveau mondial.

Ce qu’il faut souligner et ce qui explique cet état des choses, c’est que les définitions de la pauvreté sont faites par les non-pauvres qui ont tout intérêt à maintenir la confusion pour éviter les solutions faciles mais coûteuses. Cela confirme les thèses de Georg Simmel, le fondateur de la sociologie de la pauvreté qui, à très juste titre, il y plus d’un siècle, a dit que le but de l’assistance sociale n’est pas d’égaliser les positions sociales, de supprimer les différences sociales qui séparent les riches des pauvres. Il s’agit au contraire d’une obligation morale que les riches s’imposent à eux-mêmes. ‘Si l’assistance devait se fonder sur les intérêts des pauvres, il n’y aurait, en principe, aucune limite possible quant à la transmission de la propriété en faveur du pauvre, une transmission qui conduirait à l’égalité de tous’.[10] Au contraire, l’assistance se fonde sur la structure sociale, sont but est ‘précisément de mitiger certaines manifestations extrêmes de différenciation sociale, afin que la structure sociale puisse continuer à se fonder sur cette différenciation’.[11]

Voilà pourquoi il est tellement difficile de définir la pauvreté, de proposer les solutions les plus directes et pourquoi la pauvreté continue d’exister.

Ce que nous avons vu pendant toute la période que la pauvreté – grâce à la Banque mondiale – était au sommet des priorités de la recherche sociale, était que celle-ci se faisait de plus en plus compliquée et sophistiquée, qu’elle concernait les relations entre la pauvreté et ses différentes dimensions, entre la pauvreté et la condition de la femme, et ainsi de suite. Des tentatives de plus en plus audacieuses ont été faites pour mesurer la ‘multi-dimensionnalité’, avec des résultats encore plus aléatoires que pour la pauvreté monétaire et sans qu’on ait pu démontrer les liens entre l’un et l’autre. Ce qui a cruellement fait défaut pendant toute cette période ont été les recherches sur le lien entre la pauvreté et les inégalités, la protection sociale ou le marché du travail…

Toutes les recherches sont sans aucun doute très importantes et utiles, mais aussi longtemps que l’on ne prenne pas conscience de l’idéologie des discours sur la pauvreté et de la situation réelle des pauvres, les connaissances ainsi construites ne peuvent avoir une utilité sociale directe et contribuer à améliorer la condition des pauvres réellement existants. On assiste aujourd’hui à une sorte de sur-théorisation de la pauvreté, à une fuite en avant telle que décrite par Jean Curthoys en ce qui concerne le féminisme[12], à des niveaux d’abstraction de plus en plus incompréhensibles pour le commun des mortels avec, simultanément, un oubli de ce qui devrait être l’objectif des recherches et des politiques de lutte contre la pauvreté, à savoir l’émancipation des individus et de la collectivité.

La recherche sur la pauvreté, aussi intéressante qu’elle soit, nous démontre que dans bien des cas, elle entretient le brouillage sémantique parce qu’elle n’est pas orientée vers les solutions les plus évidentes et rapides.

L’idéologie de la pauvreté

Si le manque de définition et de cadre théorique univoque en matière de pauvreté s’explique notamment par les objectifs politiques confus de la lutte contre la pauvreté, il est évident que l’idéologie ne peut manquer dans cette approche.

Or, la lutte contre la pauvreté est un thème consensuel. On ne peut se prononcer contre. Toutes les forces politiques, partout dans le monde, sont d’accord pour s’y mettre. Ce n’est qu’au moment où on commence à discuter des moyens, des ressources et des objectifs qu’effectivement, les différences se manifestent. Et que la question des définitions refait surface.

L’historien polonais Borislav Geremek a fait une recherche sur les différentes approches de la pauvreté dans les sociétés européennes au cours des derniers siècles. Il a constaté que ces approches diffèrent d’un pays et d’une époque à l’autre, mais que néanmoins, il y a aussi des constantes, par exemple la différence qui est toujours faite entre pauvres méritants et non méritants : ceux qu’il faut aider et ceux qu’il faut sanctionner.

Cette approche est également présente aujourd’hui, les ´bons´ pauvres étant les femmes qui travaillent dur et gagnent peu dans des conditions de travail souvent inhumaines, les ‘mauvais’ pauvres étant les jeunes migrants sans scolarité.

Dans une approche conservatrice, il s’agira de culpabiliser ces derniers et d’attribuer leur pauvreté à des influences culturelles et leur manque de responsabilité. Dans une approche libérale, il s’agira de mettre l’accent sur les discriminations et le manque d’accès des migrants à une éducation convenable, une responsabilité des gouvernements. Dans une idéologie marxiste, il s’agira de dénoncer les rapports de pouvoir dans la société et la nécessité de la pauvreté dans un système de production capitaliste.

Quand la Banque mondiale a mis la pauvreté à l’ordre du jour international en 1990, la tendance était au néolibéralisme ambiant. C’est pourquoi la pauvreté était présentée en tant qu’un problème d’individus qui n’ont pas pu bénéficier de la croissance et du développement du passé, faute de bonne gouvernance de la part des gouvernements nationaux. La solution était, naturellement, une libéralisation de l’économie et des services sociaux, une dérégulation des marchés du travail, un abandon des salaires minimum – les pauvres sont prêts à travailler pour moins -, une élimination de toutes les subventions – distorsion des marchés -, et une libéralisation des échanges au niveau mondial, nécessaire pour faire baisser les prix des produits nécessaires aux pauvres. Bref, selon ce discours, ce que prône le néolibéralisme, c’est précisément ce dont ont besoin les pauvres.

Ce qui est important de souligner ici est que la Banque mondiale tout comme le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) s’expriment explicitement contre la protection sociale.[13] Si les non-pauvres – qui sont aussi ceux qui sont représentés comme résistant à la lutte contre la pauvreté – veulent une assurance santé et une épargne pour leur retraite, ils n’ont qu’à se l’acheter sur le marché. Ainsi, toute la philosophie développée sur la citoyenneté sociale, sur le salariat, sur le droit du travail, etc.[14], est ignorée ou consciemment dénigrée. Si le PNUD met l’accent sur les inégalités, notamment des revenus, celles-ci sont toujours exclues des analyses de la Banque mondiale. On cherchera en vain une quelconque référence dans tous ces documents à la justice sociale.

Dans une philosophie néolibérale, la solution à la pauvreté va venir de la croissance économique, de la mondialisation des échanges et de la bonne gouvernance. En fait, si le développement social est totalement écarté de la nouvelle pensée de la Banque mondiale, c’est aussi le développement en tant que tel, en tant que projet de modernisation et d’émancipation nationale qui disparaît de l’ordre du jour. L’économie du développement n’a plus de raison d’être, c’est le retour de la mono-économie[15]. Et la lutte contre la pauvreté ne requiert pas de ressources monétaires supplémentaires.

Cependant, en 2000, la Banque publie un ´Cadre théorique pour la protection sociale’[16]. Celui-ci n’est pas un retour en arrière mais comprend en fait une nouvelle conception de la protection sociale en tant que ‘gestion de risques’, élargissant son domaine d’application – les risques étant sociaux, économiques, naturelles ou épidémiques – tout en l’érodant. Ces risques ne peuvent être évités, tout au plus peut-on mitiger leurs conséquences et doit-on se préparer pour y faire face. Ainsi, le travail des enfants, la migration ou la vente de ses actifs deviennent-ils des éléments de la protection sociale.

Si cette publication n’a pas eu de conséquences directes, elle a ré-émergé au moment où d’autres institutions des Nations Unies ont re-proposé la protection sociale, notamment l’OIT et UNRISD (Institut de recherche sur la développement social).[17]

Si, aujourd’hui, la protection sociale est à l’ordre du jour international avec la recommandation de l’OIT sur les ‘socles’ de protection sociale et une intégration aux Objectifs du Développement Durable (Objectif 1)

 

[18], il faut savoir que cette protection sociale n’est plus ce qu’elle était dans le passé. Aujourd’hui, son objectif principal n’est plus de protéger le niveau de vie des individus et de la société, mais de promouvoir la croissance économique et la productivité. L’OIT garde le lien avec le Passé – la protection sociale est un droit humain – mais pour la Banque mondiale il s’agit d’un concept tout à fait nouveau.  Même si les textes parlent souvent d’une protection sociale ‘universelle’, elle continue de focaliser sur les pauvres.

Ainsi, le néolibéralisme a non seulement démantelé pas mal de droits sociaux et économiques, il a aussi et surtout introduit un nouveau paradigme social, au niveau mondial autant qu’au niveau européen. Dans l’Union européenne, on parle de ‘l’investissement social’, c.-à-d. dans le capital humain, orienté vers la croissance et la productivité, tout en oubliant les personnes âgées qui n’ont plus rien à offrir à ce niveau-là. L’autre concept à la mode y est ‘l’innovation sociale’, stimulant les citoyens à s’organiser eux-mêmes pour les services sociaux délaissés par les autorités publiques. La lutte contre la pauvreté n’est plus une lutte pour des droits, mais une lutte pour des marchés qui fonctionnent le mieux possible. La pauvreté a fait l’objet d’un discours utilisé comme levier pour mettre fin aux systèmes de protection sociale.

Dans cette vision, la pauvreté ne sera donc pas éradiquée suite à un développement économique et/ou social, mais son éradication devra contribuer à ce développement. La protection sociale ne protège pas les individus contre les aléas du marché, mais devra inciter les pauvres à participer à ce marché.

Si l’inégalité des revenus est aujourd’hui à l’ordre du jour[19], c’est seulement parce qu’elle a atteint des niveaux tels qu’elle menace l’existence même du système économique et risque de perturber l’ordre social.

Dans son travail sur les contradictions des Etats-Providence, Claus Offe à très juste titre remarquait que le capitalisme ne veut pas de la protection sociale, tandis qu’en même temps il sait que sans elle il ne peut exister.[20] Voilà ce qui explique que la protection sociale proposée est minimale et n’est en fait qu’une lutte contre la pauvreté améliorée.

Pauvreté et modernité

Comme nous l’apprend Francine Muel-Dreyfus, en étudiant un discours, que ce soit sur la pauvreté ou sur les femmes – et les deux montrent bien des similitudes – il est important d’aller regarder au-delà, c.-à-d. les discours pré-existants et les valeurs qu’ils véhiculent.

Par ailleurs, les mots ne sont pas innocents. Nous savons comment les meilleures idées venant d’une société civile progressiste peuvent être récupérées et changer de signification si elles sont intégrées aux discours dominants. Cela s’est passé avec la pauvreté, la protection sociale, l’innovation sociale… Par conséquent, il peut être intéressant de regarder les concepts qui ne sont pas récupérées : émancipation par exemple, ou égalité, ou solidarité… Même si les ‘droits humains’ sont encore mentionnés ici et là – mais rarement dans les documents de la Banque mondiale – il est un fait que les idées liées à la modernité risquent de perdre du terrain.

Les analyses de discours ne donnent – pas encore – des preuves irréfutables, mais dans la pratique de certaines politiques nationales, ces tendances commencent à se manifester. Par ailleurs, l’évolution politique le favorise.

En effet, il est important de noter que la critique des organisations internationales des politiques de développement du passé et leur préférence actuelle pour des politiques de lutte contre la pauvreté n’est effectivement pas la seule qui existe.

Ce qui mérite d’être souligné ici est le fait que le développement et tout ce qu’il a impliqué à partir des années ’60 en termes d’émergence d’une pensée sur le développement, avait déjà fait l’objet d’une critique assez fondamentale de la part des penseurs du ‘post-développement’.[21]

Selon ces penseurs, le développement a voulu imposer à des peuples non-demandeurs un système économique et une pensée sur un progrès linéaire devant mener inévitablement à une ‘occidentalisation’ de leurs sociétés. C’est pourquoi le ‘développement’ fut rejeté, non pas pour trouver un développement alternatif, mais pour trouver une alternative au développement.

Ces critiques s’attaquent également à l’Etat en tant qu’acteur étranger aux peuples et représentant des pouvoirs colonisateurs qui ont imposé et monopolisé l’idée de développement. Or, ce développement, disent les post-modernes, ne mène qu’à l’exploitation de la nature et à l’oppression des êtres humains. Voilà ce qui explique l’échec du développement, dont la persistance de la pauvreté est la preuve irréfutable.

Un même raisonnement est valable pour le Nord. Dès les années ’60 ont été constatées les ´méfaits’ des Etats-Providence et le fait que non seulement ils ne réussissaient pas à éradiquer la pauvreté, mais qu’en plus, ils bénéficiaient essentiellement aux non-pauvres. Les partisans de la lutte contre la pauvreté ne cessaient de souligner la solidarité entre les pauvres et leur désintéressement.

Le constat de la non-éradication de la pauvreté ne peut qu’être confirmé. La question qui nous intéresse ici est celle de savoir si le passage du développement des nations et des sociétés vers les individus et le développement humain et de l’Etat-Providence vers les ´politiques contre la pauvreté est la voie à suivre. En effet, il faut se demander si un certain nombre de penseurs et de mouvements en faveur du Tiers-Monde ou des pauvres plus en général ne sont pas devenus les alliés des organisations internationales, voire du néolibéralisme ou même de l’anti-modernité. L’idéalisation des pauvres n’a-t-elle pas bénéficié à leur exclusion ?

‘Avec leur discours en faveur des pauvres et plus particulièrement des femmes, et du respect des cultures, [certains mouvements] se trouvent sur la même longueur d’onde que le discours mondial. Ils partagent une préférence pour les micro-projets et une méfiance à l’égard des Etats. Ils condamnent, avec le même zèle, tout faux pas des gouvernements, refusant d’appréhender les abus dans le contexte des situations contradictoires dans lesquelles ceux-ci doivent travailler’.[22]

Néanmoins, il est difficile de comprendre comment ceux qui dénoncent la dégradation de l’environnement, le productivisme effréné, la non prise en compte de la diversité culturelle, les protections sociales, bref, tout ce qui constitue le développement, comptent résoudre la pauvreté réellement existante ? Qu’on parle du développement dans le Sud ou que l’on parle de la pauvreté dans le Nord, le constat est le même : la misère persiste, les inégalités augmentent, les richesses s’accumulent…

De plus, aujourd’hui, nous sommes confrontés aux limites du système néolibéral – ou d’un capitalisme rentier – qui, pour survivre, a besoin des néoconservateurs pour organiser l’oppression des mouvements sociaux qui résistent à la mondialisation. Nous le constatons dans le monde entier : émergence et succès des forces politiques populistes de la droite en Europe, aux Etats-unis, en Amérique latine, et en Asie.

Si les forces progressistes tentent d’y résister, elles sont en même temps bloquées par leur manque d’alternatives et la similitude de biens d’arguments, que ce soit au niveau de l’’anti-‘ ou l’’alter’-globalisme ou de leur rejet des politiques de libre-échange. De même, les forces nationalistes et souvent anti-modernes que l’on voit arriver au pouvoir dans plusieurs pays, du Moyen-Orient, à l’Inde et aux Etats-Unis nous interpellent directement et nous confrontent à des questions qui jusqu’à présent ont été écartés des débats. Si la gauche radicale dénonce les traités de libre-échange, elle rencontre une droite nationaliste qui fait de même. Si on peut supposer que leurs valeurs sont diamétralement opposées, il serait utile d’expliquer la différence des arguments et des alternatives.

Si la pensée post-moderne a, à première vue, un grand potentiel émancipateur, dans un contexte néolibéral, voire néoconservateur, elle est impuissante et mène inévitablement au démantèlement des Etats et des droits. Quant aux forces progressistes, sans alternatives et dans des rapports de force qui leur sont peu favorables, les arguments de leur résistance se confondent avec ceux de la droite.

Ce qui nous ramène au débat sur la pauvreté et les moyens de l’éradiquer : s’agit-il de trouver des solutions aux problèmes très graves d’une partie de nos sociétés ou s’agit-il de trouver des solutions au niveau de ces sociétés dans leur ensemble ? S’agit-il de trouver des ressources monétaires pour les pauvres – ce qui serait relativement facile – ou s’agit-il d’arriver à des systèmes d’assurance et de redistribution aptes non seulement à éradiquer mais aussi à prévenir la pauvreté ? La pauvreté peut-elle être combattue efficacement au seul niveau local ou faut-il changer le système économique mondial ? Jusqu’au jour d’aujourd’hui, il est souvent difficile de convaincre des mouvements de gauche de l’importance des politiques sociales universelles, tant ils ont intégré la pensée sur la pauvreté et des pauvres comme force révolutionnaire et des Etats-Providence comme ´mécanisme de correction’ du système capitaliste. De cette fa­çon, ils renforcent les mouvements qui ne rêvent que du démantèlement total de Etats-Providence et des anti-modernes qui veulent en finir avec l’égalité, les droits économiques et sociaux et l´émancipation des individus. Ils enterrent le rêve de la transformation sociale.

L’impuissance des post-modernes et d’une partie des progressistes de présenter des alternatives concrètes aux politiques actuelles ne peut que rendre plus difficile une lutte efficace pour éradiquer et prévenir la pauvreté et elle renforce les tendances anti-modernes de mettre fin à l’émancipation.

Le discours sur la pauvreté – à première vue dépolitisée – est en fait devenu hautement politique pour justifier un retour à l’ordre des choses, d’avant la modernité, quand les inégalités étaient ´naturelles´. Les post-modernes et les progressistes ont idéalisé le pauvre et ont ainsi contribué à sa mise à l’écart.

Conclusion

La pauvreté ne se pense jamais seule. Comme le discours sur les femmes, le discours sur la pauvreté ne concerne que rarement les femmes ou les pauvres. Ils concernent l’ordre social et l’idéal que l’on se fait de la société. Le discours sur la pauvreté est devenu une métaphore pour la société rêvée.[23]

La pensée sur la pauvreté est étroitement associée à la modernité dans la mesure où elle est toujours associée à d’autres ‘vices’ non ‘modernes’ à exclure de la société, des avares, des délateurs, des ivrognes, ceux qui se livrent au désordre et à la débauche, ceux qui interprètent mal l’Ecriture, ceux qui pratiquent l’adultère.[24] C’est l’exclusion de la société de toutes les irrégularités de conduite qui sont mis, littéralement et dans les arts, sur les ‘Nefs des fous’.

Cependant, comme nous l’explique très bien Georg Simmel, ces ‘irréguliers’ ne sont pas totalement exclus de la société, ils sont maintenus dans sa périphérie, de manière à ce que leur exclusion n’est qu’une forme particulière d’inclusion en relation avec leur fonction dans la société.[25]

Avec l’avènement de la modernité et, au 20ème siècle, l’idée des Etats-Providence et de la protection sociale universelle, le discours sur la lutte contre la pauvreté est devenu, brièvement, un discours émancipateur, orienté vers l’égalité et la transformation sociale. Mais avec la critique post-moderne du développement, avec l’exaltation des pauvres et des femmes, notamment, le contenu émancipateur s’est perdu.[26] La pauvreté a été dépolitisée et dématérialisée. Le conservatisme anti-moderne d’aujourd’hui le re-politise, dans un sens négatif. Nous assistons à un retour de ‘l’ordre naturel’, avec la charité et la philantropie.[27]

Les pauvres ne sont jamais la finalité première de la lutte contre la pauvreté. Celle-ci a toujours comme objectif premier de réaliser un certain ordre social, de légitimer des politiques publiques, et de justifier les richesses par les dons. La pauvreté est un instrument politique, elle fonctionne comme un miroir, elle répond aux besoins des non-pauvres.

C’est sans doute aussi cela qui explique qu’il y a tant de recherches sur la pauvreté et les pauvres, et si peu sur les riches.[28]

Richesse et pauvreté se conditionnent mutuellement… Le néolibéralisme crée des richesses et des frustrations. Il a besoin de la pauvreté et de la violence… La pauvreté est un déficit matériel, la richesse un déficit de moralité’.[29] La pauvreté devrait être déclarée illégale et si on veut réellement l’éradiquer, il faudra se mettre d’accord sur cet objectif. Les valeurs de la modernité n’ont pas perdu leur pertinence.

 

Francine Mestrum

 

[1] Conseil européen, Conclusions de la présidence, Lisbonne, 23-24 mars 2010, Conclusions de la présidence, 17 juin 2010 ; http://europa.eu/rapid/press-release_IP-16-466_en.htm

[2] Méthode ouverte de coordination en matière de protection et d’inclusion sociale, http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=URISERV:em0011&from=FR

[3] http://www.worldbank.org/en/topic/poverty/overview

[4] Eurostat, Europe 2020 indicators – poverty and social inclusion, 2016.

[5] Milanovic, B. Global Inequality. A New Approach for the Age of Globalization, London, The Belknap Press of Harvard University Press, 2016.

[6] Mestrum, F., Mondialisation et Pauvreté. De l’utilité de la pauvreté dans le nouvel ordre mondial, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 16.

[7] Banque mondiale, Rapports sur le développement dans le monde, 2000/2001 et 2015.

[8] Narayan, D. et al., Voices of the Poor. Can anyone Hear Us?, Oxford, Oxford University Press for the World Bank, 2000.

[9] Paugam, S., La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 1997.

[10] Simmel, G., Les Pauvres, Paris, PUF, 1998 [1908], p. 49.

[11] Id.

[12] Curthoys, J., Feminist Amnesia. The Wake of Women’s Liberation, London, Routledge, 1997.

[13] Mestrum, F., op.cit., p. 144.

[14] Castel, R., Les metamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.

[15] Mestrum, F., op.cit.

[16] Holzmann, R. et Jörgensen, S., Gestion du risque social: Un nouveau cadre théorique pour la protection sociale,  Social Protection Discussion Paper n° 0006, World Bank, Washington, 2000.

[17] OIT, Les socles de protection sociales pour la justice sociale et une mondialisation juste, Genève, 2012 ; UNRISD, Combating Poverty and Inequality, Genève, 2010.

[18] OIT, Recommandation 202 sur les socles de protection sociale, Genève, 2012, file:///F:/UN/ILO-Recommendation%20R202%20-%20Social%20Protection%20Floors%20Recommendation,%202012%20(No.%20202).htm; Nations Unies, Programme de Développement pour l’après 2015, Rés. A/69/L.85, 2015.

[19] Nations Unies, 2015, op.cit., objectif 10.

[20] Claus Offe, Contradictions of the Welfare State, ed. John Keane, London: Hutchinson, 1984.

[21][21] Arturo Escobar, Gustavo Esteva, Gilbert Rist, Serge Latouche, Wolfgang Sachs…

[22] Mestrum, F., op.cit., p. 203.

[23] Sassier, P., Du bon usage des pauvres. Histoire d’un thème politique XVIe-XIXe siècle, Paris, Fayard, 1990.

[24] Foucault, M., Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 6.

[25] Simmel, G., op. cit.

[26] Assiter, A., Enlightened Women. Modernist Feminism in a Postmodern Age, London, Routledge, 1996.

[27] From Bono to Bill and Melinda Gates

[28] Pincon, M. et Pincon-Charlot, M., Voyage en grande bourgeoisie. Journal d’enquête, Paris, PUF, 1997.

[29] Mestrum, F., op.cit., p. 244.