Droits humains et communs sociaux: faux amis ou alliés indispensables?
(Conférence internationale à l’occasion du 30ème anniversaire de l’Institut des Droits de l’Homme, Lyon)
La protection sociale est aujourd’hui au centre de l‘attention politique. Il ne s’agit pas pourtant d’un renouveau de la pensée sociale, mais d’un projet politique néolibéral au service de l’économie. Il convient dès lors de la repenser et de redéfinir sa finalité. Dans un premier point, j’expliquerai que la protection sociale est un droit humain, au croisement de l’individuel et du collectif. Le deuxième point concerne une proposition pour redéfinir la protection sociale en termes de communs sociaux. En troisième lieu, il faudra se demander si ces communs, par définition collectifs, sont compatibles avec les droits humains. La réponse est positive, à condition de modifier le concept d’individu qui sous-tend les droits humains. Ainsi, quatrième point, il sera possible de faire de ces communs sociaux un projet d’avenir pour l’émancipation des individus et des sociétés.
La protection sociale est aujourd’hui au centre de l’attention internationale et figure en haut de l’ordre du jour du développement international. En 2012, l’OIT (Organisation internationale du Travail) adopta sa recommandation 202 sur l’introduction de ‘socles de protection sociale’.[1] Les nouveaux ‘Objectifs du Développement Durable’,[2] adoptés en septembre 2015 font également mention de la protection sociale. Et même si la Banque mondiale a, une fois de plus, éliminé le concept de ses priorités, c’est bien elle qui l’avait remise à l’ordre du jour, avec la publication d’un cadre théorique[3] en 2000 et d’un document de suivi en 2012.[4]
Néanmoins, la situation est assez paradoxale. Tandis que les organisations internationales, y compris la Commission européenne, défendent la protection sociale dans le Tiers-Monde, elles sont en train de la démanteler dans le Nord, le berceau des Etats-Providence.
Une analyse de ses différents discours nous révèle qu’en fait, il s’agit d’une même logique qui est à l’œuvre, à savoir l’introduction d’un nouveau type de protection sociale, au service de l’économie. Elle favorise les marchés et permet d’en créer de nouveaux, notamment dans les secteurs de la santé, de l’éducation et des retraites, elle est censée favoriser la croissance et la productivité et elle est ciblée sur les pauvres. L’universalisme est abandonné.[5]
S’il est facile de rejeter ces nouvelles propositions qui ne font qu’améliorer quelque peu les politiques de ‘réduction de la pauvreté’ précédentes, il n’est pas facile ni évident de trouver une réponse efficace à cette offensive.
En effet, les protections sociales existantes ne sont plus suffisantes pour répondre aux besoins actuels. Les Etats-Providence d‘Europe occidentale ont vu le jour dans l’après-guerre mais depuis lors les économie et les sociétés ont changé. Les femmes sont entrées massivement sur le marché du travail, il y a davantage de familles monoparentales, le travail à temps partiel a pris de l’ampleur, la migration a considérablement changé les marchés du travail et, plus récemment, le chômage structurel, l’économie de la connaissance et la robotisation, ainsi que de nouvelles formes d’emplois précaires requièrent de nouvelles réponses.
Une deuxième raison qui conduit à une réflexion sur de nouvelles formes de protection sociale est la mondialisation de l’économie. Celle-ci a non seulement provoqué des flux de migration, dans le secteur de la production comme dans celui des soins à la personne, mais elle a aussi donné à certaines entreprises une possibilité de mobilité en fonction des coûts de la main-d’œuvre. La mondialisation actuelle se nourrit des inégalités et la course à la compétitivité constitue une pression énorme sur les salaires et les protections sociales. De plus, beaucoup de travailleurs passent d’un pays à l’autre au cours de leur carrière et se voient souvent pénalisés à l’âge de la retraite. Ces deux éléments nous obligent à penser au-delà des politiques sociales purement nationales.
Enfin, beaucoup de jeunes ne comprennent plus l’importance de la solidarité sociale et n’auraient aucun problème à abandonner les assurances sociales. Elles pensent plutôt en termes de ‘revenu de base’ (ou ‘revenu citoyen’) ou de marchés privés pour les assurances qu’ils estiment utiles à un moment donné de leur vie.
Ajoutez à cela le fait que la protection sociale n’a jamais fait l’unanimité, ni à gauche, ni à droite. Elément contre-révolutionnaire pour les uns, coût exorbitant pour les autres, elle se trouve au centre d’une réflexion sur le capitalisme. ‘Le secret embarrassant de l’Etat Providence c’est qu’il peut devenir destructif pour l’accumulation capitaliste, tandis que son abolition serait tout simplement disruptive’.[6]
Il y a des raisons pour penser que la protection sociale est devenue une légitimation des régimes politiques, plus qu’elle n’ait la justice sociale comme finalité. Comme nous l’explique Emilio Santoro, les droits économiques et sociaux, inscrits dans une logique étatique, ont fait des peuples une source de pouvoir pour les gouvernements au lieu d’en faire des acteurs politiques et sociaux travaillant à leur émancipation. C’est sans doute surtout cela qui a miné la solidarité sociale.[7]
Une nouvelle approche semble donc nécessaire, afin de convaincre les jeunes de l’importance de la solidarité, afin de prendre en compte les nouveaux besoins et les demandes des travailleurs nationaux et internationaux, d’empêcher le dumping social et de promouvoir à nouveau l’émancipation de tous.
La protection sociale : un droit humain
Dire qu’une nouvelle approche de la protection sociale est nécessaire, ne veut pas dire qu’il faille abandonner les principes qui sont à la base des Etats-Providence existants, bien au contraire. La caractéristique fondamentale qu’il sera nécessaire de préserver est la solidarité horizontale entre l’ensemble des citoyens : même si vous n’avez pas d’enfants, vous payez la cotisation pour les allocations familiales ; même si vous n’êtes jamais malade, vous payez pour les soins de santé des moins chanceux ; quand vous êtes jeune, vous payez pour les retraites des anciens qui eux, ont payé pour vos allocations familiales. Cela fait de la protection sociale non seulement un facteur de la citoyenneté sociale[8], mais aussi un élément très fort de la cohésion sociale, même si, aujourd’hui, cela risque d’être ignoré.
Une deuxième caractéristique qui est la conséquence de la première est le caractère universel de la protection sociale. Quand bien même ce point doit être réexaminé en raison de la mondialisation et des migrations, c’est l’ensemble des citoyens, à quelque niveau que ce soit, qui doivent jouir des droits de la protection sociale.
Troisièmement, dans beaucoup de pays, les systèmes de protection sociale fonctionnent avec des cotisations sociales (en ne sont donc pas financés directement par la fiscalité). Il s’ensuit qu’ils sont gérés avec les partenaires sociaux. La protection sociale n’est pas un système étatique, même si, une fois de plus, cela risque de plus en plus d’être ignoré. La protection sociale appartient aux travailleurs et à la société dans son ensemble.
Enfin, la protection sociale est un droit humain. Même si la Banque mondiale n’en parle pas, l’OIT ne cesse de le mentionner tout au long de ses documents. La protection sociale figure dans la Déclaration universelle des Droits de l’homme de 1948, dans ses articles 22 à 26, dans le Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels de 1966 (articles 6 à 13), ainsi que dans l’acte constitutif de l’Organisation mondiale de la santé de 1946. La Convention n° 102 de l’OIT de 1952 sur les normes minimales de la sécurité sociale donne le détail de ce que ce droit humain implique et les conditions dans lesquelles le droit s’applique. Ces droits ont été confirmés à l’occasion de la Conférence de l’ONU sur les droits humains, à Vienne, en 1993.[9]
Ceci dit, les problèmes qui peuvent empêcher les droits humains et notamment les droits économiques et sociaux, d’être vraiment concrétisés sont connus.
Tout d’abord, la protection sociale fait effectivement partie des droits économiques et sociales qui n’ont jamais été acceptés par tous de la même manière que les droits civils et politiques. Ces derniers seraient des droits ‘libertés’ qui interdisent l’Etat ‘de faire’, tandis que les premiers seraient des droits ‘créances’ qui obligent l’Etat de faire. Les droits économiques et sociaux seraient des droits à la distribution et donc fonction des ressources matérielles des Etats, tandis que les droits civils et politiques ne coûteraient rien. Cet argument a été amplement délégitimé, car la mise en place d’une infrastructure pour le respect des droits civils et politiques peut être une affaire assez coûteuse, tandis que la reconnaissance, par exemple, d’un droit de grève, ne coûte rien au budget national.[10] Quoi qu’il en soit, il est vrai que la mise en place d’un système de protection sociale n’est pas gratuite et que les Etats peuvent et doivent le mettre en place progressivement.
Un deuxième problème concerne la justiciabilité des droits. Les Etats sont garants du respect des droits de leurs citoyens, bien que, en cas d’omission ou en cas de violation de ces droits, les procédures sont assez compliquées et onéreuses pour obtenir gain de cause et en tous cas, il s’agit toujours d’une ‘réparation’ a posteriori. Même si, depuis 2008 il existe également une possibilité de recours individuel en cas de violation des droits économiques et sociaux, il n’est pas évident de le faire appliquer. Les grandes entreprises transnationales continuent d’échapper à l’application de ces droits. De plus, le Conseil des Droits de l’Homme n’a pas de moyens de réellement sanctionner un Etat.
Enfin, un dernier problème qui mérite l’attention, est le caractère individuel des droits humains. Des débats intéressants ont lieu sur la question si, plus particulièrement les droits économiques et sociaux, sont des droits individuels ou collectifs. Il est certain que ces droits s’exercent souvent nécessairement de façon collective – le droit de grève, par exemple – toujours est-il que chaque article de la Déclaration universelle commence par la formule ‘toute personne a droit…’. Deux solutions sont possibles : on peut comprendre les droits collectifs comme des droits de l’individu ‘exercés en commun ou collectivement’. Ce ne sont alors pas des droits de groupes humains mais restent des droits individuels. Une deuxième possibilité concerne une approche non juridique mais sociologique des droits humains qui examine les conditions sociales et donc collectives de la protection des droits individuels et en signale les limites. Une telle approche sociologique peut être intéressante dans la mesure où elle met l’accent sur le fait que les droits humains ne peuvent être concrétisés que dans des conditions politiques et sociales bien précises.[11]
Ce dernier point est particulièrement important pour tout ce qui concerne la protection sociale, basée sur la solidarité entre les citoyens. Une approche purement individuelle risque de ne pas saisir le potentiel énorme offert par les Etats-Providence existants. En effet, le ‘droit de jouir du meilleur état de santé’, par exemple, peut se traduire par le droit de s’acheter une assurance sur le marché, tandis qu’une solidarité réellement sociale entre tous les citoyens, requiert une assurance organisée au niveau de l’ensemble de la société, ce qui exclut le rôle du pouvoir d’achat dans la couverture. De plus, une organisation de la solidarité au niveau de l’ensemble de la société, sera universelle, comme le sont aussi les droits humains.
Les communs sociaux
Une des possibilités pour repenser la protection sociale consiste en une approche en termes de ‘communs’. Avant de se demander dans quelle mesure une telle approche est compatible avec les droits humains, il convient de bien définir ce que nous entendons par ‘communs’.
Trois raisons expliquent pourquoi ‘les communs’ font aujourd’hui à nouveau l’actualité.
Premièrement, les populations prennent conscience de l’ampleur du problème climatique : il s’agit d’un problème collectif et, en d’autres termes, il ne peut pas être résolu dans un cadre de la propriété privée. Cela nous concerne tous et nous savons à présent que le battement d’ailes d’un papillon en Amazonie peut provoquer un orage dans le Nord de l’Europe.
Deuxièmement, par réaction à l’appropriation des terres agricoles, notamment en Afrique, par des entreprises multinationales, des fonds d’investissement et parfois même des Etats. Souvent, les petits paysans perdent ainsi leurs moyens de subsistance. Dès lors, des mouvements sociaux émergent pour revendiquer la terre en tant que ‘commun’, quelque chose qui est à eux et leur appartient.
Troisièmement, certaines personnes ressentent le besoin de renforcer les liens interpersonnels et veulent organiser des choses, entreprendre, vivre ensemble. Aujourd’hui, des citoyens organisent collectivement des crèches ou des terrains de jeu ; ils lancent des projets d’agriculture urbaine ou de covoiturage. Les gens s’y retrouvent car, en créant du lien social, il retrouvent les autres et parlent des … ‘communs’.
Mais que sont réellement les ‘communs’ ?[12]
D’abord, précisions qu’il ne s’agit pas de ‘biens publics’, qui est un concept économique. Dans une forme pure, ces biens n’excluent personne et ne provoquent pas de rivalité, ce qui veut dire qu’une initiative lucrative à leur propos n’aurait aucun sens. Ils requièrent une action collective pour exister ou subsister.
Les ‘communs’ ne sont pas non plus des ‘biens communs’ concept qui est souvent utilisé pour dépasser l’opposition entre ‘public/Etat’ et ‘marché’.
Et enfin, les ‘communs’ ne sont pas synonymes du ‘bien commun’, un concept plutôt philosophique qui est devenu central dans la doctrine sociale de l’Eglise. Dardot & Laval rejettent ce ‘bien commun’ parce qu’il se réfère en fin de compte soit au monopole de l’Eglise, soit au monopole de l’Etat sur la volonté commune. Le concept impliquerait ainsi un refoulement de la praxis humaine comme source des normes et ne serait par conséquent pas émancipateur.
François Flahault nous donne une autre lecture de ce ‘bien commun’[13] qui est pour lui ‘l’ensemble qui soutient la co-existence des individus’. Le bien commun n’est pas synonyme de l’intérêt général qui ne serait que l’addition des intérêts individuels. Pour Flahault, droits humains et bien commun auraient les mêmes fondements dans la mesure où l’individu et son existence sociale seraient inséparables (voir la section suivante).
Enfin, François Houtart nous parle du ‘bien commun de l’humanité’[14] un concept qui comprend un nouveau paradigme avec une critique radicale de la modernité, développée par le capitalisme et jamais remise en question par le socialisme. Il parle d’une autre relation entre les hommes et la nature, la production des besoins matériels, basée sur une valeur d’usage, une démocratisation et l’inter-culturalité. Même s’il ne parle pas de la solidarité, la proposition sur les ‘communs sociaux’ se rapproche de cette vision.
Que sont alors ‘les communs’ ? Pour Dardot & Laval le commun est en premier lieu un principe politique à partir duquel ‘les communs’ doivent être construits. Ce ne sont pas des ‘biens’ susceptibles d’être commercialisés. Il n’existe pas non plus de caractéristique inhérente qui place quelque chose dans la catégorie de ‘communs’. La désignation de quelque chose comme un commun sera le résultat d’un processus social et politique, d’une co-activité. Ce processus collectif de désignation est essentiel car il implique aussi la définition d’une communauté politique, d’un ‘nous’ qui décide d’entreprendre quelque chose collectivement, de le gérer et d’en réguler l’accès. En d’autres mots, il n’y a pas de commun s’il n’y a pas de personnes (‘commoners’) qui mettent en œuvre le processus collectif (‘commoning’) de désigner le commun.
Par conséquent, le commun sera le résultat d’une coopération entre personnes, de l’origine et de la confirmation d’une communauté politique, d’un ‘nous’ qui définit quelque chose en tant que commun et le prendra en charge. Il n’y a pas de limites à ce qui peut devenir ‘commun’. Cela peut être l’eau, mais aussi un héritage culturel, de la littérature ou du logiciel. Fondamentalement, il s’agit de démanteler les droits exclusifs et absolus de la propriété privée et de décider collectivement de prendre soin et de réguler l’accès à certaines choses. Le commun sera toujours le résultat d’une interactivité et il implique par définition la réciprocité au sein du groupe. Il s’agit d’un processus fondamentalement démocratique et participatif.
Le commun sera le résultat de ressources matérielles et immatérielles, politisées et socialisées, mais toujours régulées dans un processus de collaboration. Le commun sera le résultat d’un régime de pratiques, d’une lutte sociale et d’institutions qui peuvent conduire à un avenir post-capitaliste. Le commun est, par définition, émancipateur. Mais l’action des pouvoirs publics restera nécessaire pour définir des normes communes et pour garantir les droits.
Le commun peut devenir la base de la vie collective dans une communauté politique, un pays, un continent ou la planète. Chaque communauté peut définir ses communs, le cadre dans lequel la vie collective est organisée, les règles à respecter et l’échelle géographique sur laquelle agir.
L’appel aux communs est devenu ces derniers temps la revendication de tous ceux qui réfutent le néolibéralisme et la vague de privatisations. Hélas, il est aussi souvent un fourre-tout où on place tout et n’importe quoi. Le concept est ainsi utilisé par des libertaires qui s’opposent au marché et à l’Etat. Souvent ils raisonnent en termes d’initiatives à petite échelle, ce qui n’est pas nécessaire. Si le concept a tant de succès aujourd’hui, c’est aussi parce que les gens ne demandent pas seulement de s’émanciper de la pauvreté, mais qu’ils revendiquent également un autre système de gouvernance. Ce que les mouvements sociaux d’aujourd’hui demandent, ce n’est pas seulement la défense de leurs intérêts propres, mais la survie de l’humanité. Ils veulent contribuer à la prise de décision et devenir acteurs sociaux et politiques. C’est pourquoi toute communauté devra définir ses communs, le cadre dans lequel elle veut les organiser, les règles qui devront être respectés, l’échelle géographique à laquelle on veut exister.
Mais qu’est-ce qu’un commun social ? Ne s’agit-il pas là d’un pléonasme, puisque les communs sont par définition collectifs et sociaux ? C’est certain, mais le concept peut nous aider pour mettre l’accent sur la double signification du ‘social’ : les droits sociaux pour tous les membres de la société. C’est dans ce sens-là que nous l’utilisons.
Ce que les ‘communs sociaux’ veulent dire, c’est que la protection sociale est à nous, elle n’est pas tombé du ciel, ni organisé par l’Etat. Son origine se trouve (entre autres) dans l’auto-organisation des travailleurs, sous forme de caisses d’épargne, d’assurances santé, de mutuelles… Par conséquent, c’est bien nous qui devons en discuter, qui devons décider de son organisation et du contrôle de son utilisation. Bien entendu, comme cette protection sociale doit s’organiser, entre autres, au niveau de l’ensemble de la société, et qu’elle implique une certaine mesure de redistribution – et donc des cotisations et de la fiscalité – il est impossible d’écarter l’Etat. Mais cet Etat ne sera qu’un Etat-partenaire qui doit garantir les droits, qui doit veiller à la compatibilité des systèmes avec les droits humains et qui prendra en charge la mise en œuvre de la protection sociale, sous le contrôle des citoyens.
Les communs sont-ils compatibles avec les droits humains ?
La question n’est pas anodine dans la mesure où, trop souvent, les droits humains sont encore considérés comme des droits naturels et que les communs sont, par définition, incompatibles avec une autonomie individuelle. Or, c’est encore une approche sociologique qui nous permet de voir que les droits humains ne sont pas des droits présociaux ou naturels, mais qu’ils sont le produit d’un certain type de société et qu’ils sont orientés vers des objectifs collectifs. L’ordre social n’est pas une donnée naturelle mais est le résultat d’un travail considérable.
De plus, les droits économiques et sociaux et la justice distributive ont été, d’une certaine manière, expulsés des systèmes juridiques dans la mesure où ils se réfèrent plus au ‘ce qui devrait être’ et non pas à ‘ce qui est’. Ils correspondraient surtout à des valeurs politiques et sont toujours à la merci des crises budgétaires.[15]
Une approche des droits économiques et sociaux en tant que ‘communs’ devrait permettre de placer la justice sociale à nouveau au centre de l’attention, mais pour cela il sera indispensable de repenser ces droits humains ainsi que l’individu qui les sous-tend.
C’est ce que nous propose François Flahault.[16] Il énonce trois sources qui sont à l’origine des droits humains : une source morale qui est effectivement universelle, et deux sources juridiques : d’une part, une référence aux cultures humaines qui n’ont pas seulement pour but de répondre aux besoins matériaux, mais aussi de rendre possible leur existence et leur coexistence dans un cadre commun. Etrangement, les droits humains ne s’y réfèrent pas, ce que l’auteur explique par l’autre source juridique des droits humains, bien occidentale celle-là : le droit naturel. Selon cette conception les droits sont conçus par nature, avant l’entrée de l’homme en société. L’homme, pensait-on, était créé par Dieu, la société par les hommes, tandis que dans les sociétés païennes, la vie sociale est une fin en soi.
Les droits humains ne donnent pas de réponse à la question sur les relations entre la morale et les lois naturelles. Comment définir le lien social et interhumain ? Pourquoi les membres d’une société ont-ils affaire les uns avec les autres ? Les droits humains ne disent rien sur les relations interhumaines. Ils ne permettent pas de penser le bien commun et pourraient même être le tombeau de la politique.
Ce n’est qu’en inversant le raisonnement, en considérant la société comme étant antérieure à l’individu que l’on peut sortir de cette impasse.
Ce qui est en jeu, selon Flahault, c’est la nature du lien social : est-t-il purement contractuel, extérieur à la constitution de la personne, ou la relation aux autres est-elle constitutive de la personne? Si c’est cela, les droits et devoirs sont indissociables et la solidarité ne remplit pas seulement un rôle pratique et utile, mais elle est justifiée par le fait que la force d’exister de chacun prend sa source dans les liens qui l’attachent à d’autres.
Cette intégration de tous dans un espace de coexistence et dans la vie sociale est également à la base de la protection sociale en tant que communs sociaux. L’individu et son existence sociale sont inséparables. La finalité des droits humains n’est alors pas seulement la justice, mais ils peuvent être constitutifs des relations entre nous, les autres et la société. L’état de nature de l’être humain est l’état social.
Si nous pouvons et devons considérer les droits humains comme des droits individuels, et si, en même temps, l’ individu peut être appréhendé en tant qu’émergeant de la société, il me semble que les communs sociaux et les droits humains sont parfaitement compatibles. Pour que la coexistence se produise et se maintienne, les droits humains sont nécessaires car le vivre-ensemble ne naît pas de bonnes intentions. Ainsi, la société devient une valeur en tant que telle et doit être protégée.
Les avantages des communs sociaux
Cette approche nous permet d’aller plus loin encore. Face à l’offensive néolibérale, les sociétés sont dissoutes, les individus s’atomisent. ‘La société n’existe pas’, disait Mme Thatcher. Or, si la société n’existe pas, les individus ne peuvent exister. Il s’ensuit que la société en tant que tel mérite elle aussi d’être protégée. La protection sociale, conçue comme ‘communs sociaux’ peut y contribuer. Elle oblige les membres d’une communauté, à quel que niveau que ce soit, de se mettre ensemble et de définir ce que sont leurs besoins, comment y répondre, comment s’organiser pour donner à chacun l’accès aux droits. C’est le premier grand avantage des communs sociaux, une protection effective de la société elle-même, contre son délitement. L’exercice des communs sociaux conduit à une réappropriation de ce qui est à elle. Cette dimension collective, totalement compatible avec les droits humains tout en allant au-delà, me semble être le plus grand avantage de cette approche.
Le deuxième élément essentiel est que cet exercice collectif permettra une émancipation véritable des individus et des sociétés. Les communs sociaux ne sont pas un cadeau de l’Etat, ni des employeurs. Les citoyens seront à tout moment responsables de leur préservation et le système leur permettra une auto-détermination véritable. Il permettra de concilier l’individuel et le collectif, sans déresponsabilisation aucune. Aucun gouvernement ne sera en mesure d’arbitrairement démanteler certains droits, contrairement à ce qui est en train de se passer avec les Etats-Providence, trop souvent liés au clientélisme.
Par l’institution de communs sociaux les sujets des droits sociaux deviennent les coproducteurs de leur effectuation.[17] Ils peuvent et doivent dépasser le dispositif étatique, en réintroduisant la dimension de l’agir commun dans le domaine du social. Il ne s’agit donc pas essentiellement de défendre les droits, mais de les coproduire et de coproduire les conditions permettant la reconnaissance effective de leurs droits et la satisfaction de leurs besoins : les coproducteurs des communs, contre le social étatique. Et ainsi, contrairement à la situation actuelle, les sujets deviendraient bel et bien des acteurs politiques en mesure de construire l’ordre politique et social.
Au niveau plus pratique et troisièmement, il sera possible d’élargir et de renforcer les droits économiques et sociaux, là où le besoin se manifeste. Je pense par exemple au crédit-temps ou à la flexibilité en faveur des travailleurs et surtout à une individualisation des droits et une simplification de l’assistance sociale. Dans le cadre précité, cette individualisation des droits renforcera la dimension collective.
Quatrièmement, il doit être possible d’ajouter à la protection sociale des droits ‘environnementaux’, tel que le droit à l’eau ou le droit à la terre pour les paysans.
Ce serait utile de réfléchir également sur la grande fragmentation des droits et des sous-secteurs/systèmes de la protection sociale afin d’en faire un système plus cohérent et plus efficace. De toutes façons, il n’est plus possible de maintenir des cloisons étanches entre le droit du travail et la lutte contre la pauvreté, du moment où de grands groupes de pauvres, migrants ou réfugiés sont prêts à accepter n’importe quel travail à n’importe quel salaire et où la lutte contre la pauvreté devient impossible dès que le marché du travail la produit sans cesse… La protection sociale devrait devenir un système cohérent et intégré, comprenant la sécurité sociale, l’assistance sociale, le droit du travail et les services publics.
Il sera bien entendu nécessaire de repenser aussi le rôle de l’Etat. Il est évident qu’avec un système de cotisations, d’impôts, d’assurances et de redistribution, les pouvoirs publics auront un rôle à jouer, notamment pour garantir les droits des citoyens. Cet Etat sera différent de ce qu’il est et de ce qu’il fait aujourd’hui, définissons-le pour le moment d ‘Etat partenaire. Il sera au services des citoyens qui construisent leur avenir, leur ordre social et politique.
Enfin, les communs sociaux permettront une alliance avec le mouvement pour la justice climatique (à travers une approche des soins) et permettra de s’attaquer effectivement au système économique dominant.[18] Dans ce sens, le projet de communs sociaux permettra de mettre sur les rails un projet anti-systémique qui se construit progressivement.
Les problèmes à résoudre
Cet aperçu ne donne que les grandes lignes de ce que pourrait devenir un grand projet d’avenir. Il s’agit d’un projet politique à long terme qui pourrait être, néanmoins, entamé dès aujourd’hui. Certes, pas mal de questions n’ont pas encore été résolues, et ce constat est aussi une invitation aux recherches ultérieures.
La première question qui se pose est celle de la taille des communautés politiques auxquelles j’ai fait référence. Aujourd’hui, les Etats-Providence sont clairement définis au sein d’Etats nationaux. Il me semble évident que des exercices participatifs doivent être organisés aux niveaux subnationaux, tout en soulignant simultanément la nécessité d’une approche internationale, voir mondiale. Ce dernier point n’est pas facile à réaliser, vu le manque d’instance politique et redistributive au niveau supranational. La proposition faite au niveau des Nations Unies en 2012[19] me semble être très intéressante de ce point de vue. Tout en respectant la diversité politique et culturelle du monde, il me semble aussi inévitable d’essayer de travailler dans la direction d’une convergence sociale. Les inégalités dans le monde aujourd’hui ne sont pas admissibles et il convient de nous rappeler que l’OIT, à sa naissance en 1919, avait exactement cet objectif. Le raisonnement était que la promotion des échanges commerciaux et l’amélioration de la compétitivité et de la productivité des entreprises ne pouvaient être payés par les travailleurs et leurs conditions de travail. C’est pourquoi on a commencé à conclure des conventions internationales afin d’éviter le dumping social.
Si, pour Dardot et Laval, une approche par le commun signifie également la recherche d’un nouvel universalisme, d’une action en faveur de l’humanité, il faut se rendre compte que, par définition, cette humanité n’a pas de personnalité juridique. Des propositions sont faites qui vont dans le sens d’une définition juridique[20], mais ce problème n’est pas résolu pour autant.
Conclusion
Il est nécessaire et il est urgent de repenser la protection sociale, basée sur les droits humains, tout en l’élargissant en tant que communs sociaux. Même si, à première vue, les communs sont par définition collectifs et les droits humains individuels, une réflexion sur la figure de l’individu qui sous-tend les droits humains les rend parfaitement compatibles. La protection sociale, comme les communs sociaux doivent toujours être basés sur les droits humains, mais les communs permettent d’aller au-delà afin de souligner la dimension collective indispensable.
Il ne s’agit donc nullement de superposer la société à l’individu, de privilégier les droits collectifs aux droits individuels, mais bien de les repenser dans un cadre différent qui permet de les concilier et de les libérer d’une dimension étatique qui a empêché ‘l’empowerment’ des sujets sociaux. De cette façon il sera possible de faire passer la finalité de la protection sociale d’une source de pouvoir de l’Etat à la justice sociale et aux relations interhumaines dans la société.
La construction de communs ne signifie pas un retour au passé, mais est un projet d’avenir, pas de défense, mais de promotion et d’institution des communs, résolument orienté vers l’avenir.
Francine Mestrum
[1] OIT, Recommandation sur les socles de protection sociale, n° 202, juin 2012, http://www.ilo.org/secsoc/areas-of-work/legal-advice/WCMS_206135/lang–fr/index.htm
[2] Nations Unies, Transformer notre monde. L’Agenda 2030 pour un développement durable, Résolution AG A/RES/70/1, 2015.
[3] Holzmann, R. & Jørgensen, S., Gestion du risque social : cadre théorique de la protection sociale. Document de travail 006 sur la protection sociale, Washington, The World Bank, 2000.
[4] World Bank, Resilience, Equity and Opportunity, Washington, The World Bank, 2012.
[5] Mestrum , F., Social Commons. Rethinking Social Justice in Post-neoliberal Societies, e-book, www.socialcommons.eu
[6] Offe, C., Contradictions of the Welfare State, ed. John Keane, London, Hutchinson, 1984, p. 153.
[7] Santoro, E., “A historical Perspective: From social inclusion to excluding democracy” in Council of Europe, Redefining and Combating Poverty. Human Rights, Democracy and Common Goods in Today’s Europe, Trends in Social Cohesion n° 25, Strassbourg, 2015.
[8] Marshall, T.H., Class, Citizenship and Social Development, New York, Doubleday & Company, 1964.
[9] OIT, Convention (n° 102) )concernant la sécurité sociale (norme minimum), 1952, http://www.ilo.org/secsoc/areas-of-work/legal-advice/WCMS_206115/lang–fr/index.htm; Nations Unies, Déclaration et Programme d’Action de Vienne, doc. A/CONF.157/23.
[10] Craven, M.C.R., The international Covenant on Economic, Social and Cultural Rights: A Perspective on its Development, Oxford, Clarendon Press, 1995.
[11] Leclerc, H., Droits individuels et droits collectifs : comment les concilier ?, Hommes et Libertés, n° 143, juillet/août/septembre 2008 ; Koubi, G., Distinguer entre droits individuels et droits collectifs, Droit cri-TIC, 3 février 2008, http://koubi.fr/spip.php?article13; Verschraegen, G., Mensenrechten in de moderne maatschappij : een sociologisch perspectief, Tijdschrift voor Mensenrechten, nr 3, juli-augustus-september 2015.
[12] Mentionnons ici quelques ouvrages intéressants et récents sur la théorisation des communs : Dardot, P. et Laval, C., Commun : essai sur la révolution au XXIème siècle, Paris, La Découverte, 2014 ; Coriat, B. (dir.), Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Paris, Les liens qui libèrent, 2015 ; Bollier, D. and Helfrich, S., The Wealth of the Commons : A World beyond State and Market, Amherst, MA, Levellers Press, 2012 ; Council of Europe, 2012, op. cit.
[13] Flahault, F., Où est passé le bien commun ?, Paris, Mille et une Nuits, 2011.
[14] Houtart, F., Des Biens Communs au Bien Commun de l’Humanité, Bruxelles, Fondation Rosa Luxemburg, 2011, http://rosalux-europa.info/userfiles/file/bien_commun_de_l_humanite.pdf.
[15] Mattei, U., “Providing Direct Access to Social Justice by Renewing Common Sense: The State, the Market and some Preliminary Questions about the Commons” in Council of Europe, 2012, op. cit.
[16] Flahault, F., 2011, op. cit.
[17] Dardot, P. et Laval, C., 2014, op. cit., location Kindle 14077.
[18] Mestrum, F., 2015, op. cit.
[19] De Schutter, O. et Sepulveda, M., Underwriting the Poor. A Global Fund for Social Protection, United Nations, Briefing Note 07, October 2012, http://www.ohchr.org/Documents/Issues/Food/20121009_GFSP_en.pdf
[20] Petrella, R., Au nom de l’humanité, Bruxelles, Couleur Livres, 2015.